Diplomatie

Nucléaire iranien. La solitude d’Israël

La volonté américaine de reprendre les pourparlers sur le nucléaire iranien s’oppose au refus israélien de toute perspective d’un accord avec l’Iran, contre lequel Israël menace de livrer une guerre, même si les Etats-Unis y sont hostiles. Mais Tel-Aviv dispose-t-il des moyens de sa politique ?

Le premier ministre israélien Naftali Bennett pendant une réunion avec le secrétaire d’État américain Antony Blinken à l’hôtel Willard à Washington, le 25 août 2021
Olivier Douliéry/Pool/AFP

Ce n’est pas encore un incendie, la relation américano-israélienne n’est pas fondamentalement ébranlée, mais le torchon brûle entre le gouvernement israélien et la Maison Blanche avec le redémarrage à Vienne de pourparlers entre l’Iran et les grandes puissances (Royaume-Uni, Allemagne, France, Russie et Chine, les États-Unis restant sur le côté à la demande de l’Iran dans la phase actuelle). Le 23 novembre 2021, six jours avant le début des rencontres, dans un discours à l’université israélienne Reichman, le premier ministre Naftali Bennett a proclamé : « En cas de retour à un accord [entre les grandes puissances et l’Iran], Israël (…) ne se sentira pas engagé par cet accord ». Jugeant l’Iran « plus vulnérable que beaucoup ne le pensent », il a ajouté :

Nous devons élargir le fossé avec nos ennemis (…), nous renforcer au point où notre supériorité deviendra indéniable et dissuadera quiconque de nous affronter. Nous allons vers des temps compliqués. Peut-être aurons-nous des désaccords avec certains de nos plus proches alliés. Ce ne serait pas la première fois. Mais nous ne répéterons pas l’erreur que nous avons faite quand le précédent accord a été signé en 2015.

Si ces propos ont un sens, Bennett menace les États-Unis, son seul « plus proche allié », de saboter tout accord avec Téhéran et, s’il était signé, de mener une guerre contre l’Iran même si Washington y est hostile.

L’« erreur » de Nétanyahou

Quelle fut l’« erreur » israélienne commise en 2015, selon Bennett ? À l’époque, les mêmes protagonistes qui négocient aujourd’hui avaient signé un accord, dit JPCOA (pour Joint Comprehensive Plan of Action, Plan d’action global commun), portant sur le contrôle et la limitation de l’activité nucléaire militaire iranienne. Israël l’avait vivement récusé. Mais Bennett induit l’idée que son prédécesseur d’alors, Benyamin Nétanyahou, avait eu le tort de se laisser convaincre par le président Barack Obama de ne pas mener d’opération militaire contre Téhéran pour faire capoter l’accord. Israël, prévient-il, ne commettra pas cette « erreur » à nouveau. Et pourquoi Bennett use-t-il aujourd’hui d’un verbe guerrier aussi tranchant ? C’est que la Maison Blanche de Joe Biden, juste avant son discours, s’est livrée à une démolition publique en règle de la stratégie prônée sous Donald Trump envers l’Iran, laquelle suivait en tous points celle des Israéliens, dirigés alors par Nétanyahou — une ligne que l’actuel gouvernement israélien poursuit sur le fond.

La National Security Agency (NSA) et le Cyber Command américains sont tous deux parvenus à la conclusion que, avec l’assassinat en janvier 2020 du général Qassem Soleimani, tête pensante de la stratégie de sécurité iranienne, puis celui du scientifique Mohsen Fakhrizadeh, le patron du programme nucléaire militaire en novembre de la même année, avec leurs multiples cyberattaques et assauts conventionnels sur des sites nucléaires et militaires iraniens depuis trois ans, avec l’accroissement drastique des sanctions économiques contre ce pays, Américains et surtout Israéliens ne peuvent que constater une augmentation notoire de la capacité nucléaire militaire iranienne, autrement dit l’inverse de l’objectif recherché.

Une « puissance du seuil »

Les services de sécurité américains, écrit le New York Times, ont conclu que Téhéran est plus proche aujourd’hui qu’en 2015 de devenir ce qu’on nomme en jargon sécuritaire une « puissance du seuil », c’est-à-dire de disposer de la compétence et de la matière fissile nécessaires pour fabriquer une bombe A ainsi que de la capacité à la placer sur un missile en un temps rapide. L’Iran s’est aussi doté d’une défense aérienne et de capacités à contrer des cyberattaques ou à y riposter, plus efficaces que ce ne fut le cas, par exemple, il y a une décennie, face au virus Stuxnet1. Dès lors, poursuit le N. Y. Times, ils auraient « prévenu leurs homologues israéliens que leurs attaques répétées sur les sites iraniens leur ont peut-être apporté quelques satisfactions tactiques, mais qu’en fin de compte elles ont été contreproductives »2.

Un accord intérimaire

Les Américains disent être confrontés à une situation où l’Iran peut récuser tout accord « global » sur le nucléaire sans qu’il soit possible de l’en empêcher, de sorte qu’ils pourraient se résoudre à rechercher un « accord intérimaire » laissant du temps au temps pour revenir, plus tardivement, à une négociation de plus grande envergure. Un tel accord permettrait sans doute à l’Iran de voir certaines sanctions levées et aux Américains de rétablir une confiance suffisante pour renégocier plus avant. En attendant, le temps presse, même si personne n’imagine une négociation très rapide. Rafael Grossi, le patron de l’Agence internationale à l’énergie atomique (AIEA), admet que son organisme devient progressivement « aveugle » sur le nucléaire iranien. Ses inspecteurs ont la conviction que l’Iran a déjà produit quelques 17,7 kg de matière fissile enrichie à 60 %. Cela reste une purification inférieure aux 90 % nécessaires pour fabriquer une bombe A, mais s’en rapproche grandement. C’est aussi 8 kg de plus qu’il y a seulement trois mois. Lorsque l’accord avait été signé en 2015, l’estimation était que l’Iran aurait besoin d’une à deux années avant de parvenir à la fabrication d’une bombe A. Désormais, les spécialistes parlent de trois semaines à quelques mois seulement.

Bref, si l’on entend sérieusement sortir du blocage avec Téhéran, il est vraiment temps de recommencer à se parler. Sinon, comme l’aurait déclaré en octobre Robert Malley, le chef des négociateurs américains, « à un moment donné, [l’accord précédent] aura été érodé à un point tel que l’Iran aura fait des progrès irréversibles »3. Conclusion d’Amos Harel, le chroniqueur militaire du quotidien Haaretz : « Les États-Unis se préparent à un affrontement avec Israël »4.

Tel n’est pas du tout le point de vue des Israéliens, qui l’ont fait savoir ces dernières semaines par cent canaux différents, lorsqu’ils ont constaté que Washington reprenait langue avec Téhéran. Le 15 novembre, Malley arrivait en Israël. Il y a rencontré le ministre de la défense Benny Gantz, et celui des affaires étrangères Yaïr Lapid, mais pas Naftali Bennett, qui avait jugé avoir plus urgent à faire… Aviv Kochavi, le chef d’état-major, a déclaré ensuite qu’Israël « accélérait ses plans opérationnels et sa préparation à agir contre la capacité nucléaire de l’Iran ». En déplacement aux États-Unis, Gantz et Lapid conseillaient publiquement à leurs homologues de « préparer un plan B » (c’est-à-dire l’option guerrière) tant ils étaient convaincus qu’une négociation avec Téhéran était vouée à l’échec. Au Bahreïn, où se déroulaient le 21 novembre les 17e Conversations de Manama du think tank américain International Institute for Strategic Studies (IISS), le directeur du Conseil national de sécurité israélien Eyal Hulata et le conseiller de Joe Biden pour le Proche-Orient Brett McGurk s’affrontaient sans fleurets mouchetés. Le premier lançait : « Nous nous défendrons seuls, s’il le faut ». Placide, le second rétorquait : « Une opération israélienne ne changera rien ».

Yossi Cohen, le précédent chef du Mossad, expliquait enfin qu’Israël ne ratifierait un accord international avec l’Iran qu’à la condition qu’il inclue « un démantèlement des sites nucléaires » de Natanz et Fordow. Autrement dit, Israël n’acceptera rien moins qu’une capitulation iranienne. Le jour où Cohen s’exprimait ainsi, le think tank le plus respecté en matière de sécurité aux États-Unis, l’Institute for Science and International Security publiait un rapport stipulant que l’Iran aspirait à devenir rapidement une « puissance du seuil ». Pour Biden et son entourage, voilà où mènent les rodomontades israéliennes : à perdre du temps. Conséquence, comme l’avait déjà écrit Harel dès les premières tensions israélo-américaines au sujet de l’Iran, désormais « Washington fait la sourde oreille devant les mises en garde quotidiennes d’Israël »5.

Un abandon de l’usage de la force militaire ?

Mais le principal problème est sans doute plus global. D’abord, les dirigeants israéliens craignent que leurs difficultés actuelles avec Washington ne soient pas que conjoncturelles. Ils perçoivent l’attitude américaine comme un changement de cap qui dépasse le cas de l’Iran et exprime un abandon de l’usage de la force militaire comme instrument de domination. Joe Biden entend par ailleurs poursuivre un désengagement général du Proche-Orient, devenu à ses yeux une zone de « second ordre », pour se tourner vers des enjeux plus essentiels, à commencer par la relation américaine avec la Chine.

Par ailleurs, régionalement, les responsables israéliens constatent des évolutions qui remettent en cause divers acquis obtenus sous l’ère Trump, comme le délitement partiel du « pacte d’Abraham », cette alliance de conjoncture réunissant des monarchies arabes sunnites et l’État d’Israël. Ainsi voient-ils avec inquiétude les dirigeants émiratis ou jordaniens raviver leur relation avec le régime de Bachar Al-Assad en Syrie et, au-delà, avec Téhéran, et l’Arabie saoudite elle-même commencer à l’envisager. Quant au Soudan, sur lequel Israël espérait beaucoup qu’il s’insère dans le « pacte », permettant ainsi de renforcer le champ d’intervention israélienne en Afrique de l’Est, le fait que le coup d’État de l’armée pour empêcher un retour à un gouvernement civil a vraisemblablement bénéficié d’un concours israélien a très fortement déplu à Washington. Une délégation de militaires soudanais avait visité Israël peu de temps avant le putsch. Et dès ses lendemains, une délégation militaire israélienne, incluant des membres du Mossad, était accueillie à Khartoum, pour des discussions et des motifs « non spécifiés », a indiqué la presse israélienne. Or la Maison Blanche avait pris fortement position contre ce putsch, annonçant immédiatement la suspension d’une aide américaine prévue au Soudan de 700 millions de dollars (618é millions d’euros)…

D’autre part, une série de contentieux ont récemment émergé entre les États-Unis et Israël. L’administration Biden a peu apprécié l’annonce, fin octobre, de la construction de 3 000 unités de logement supplémentaires dans les colonies de Cisjordanie. Elle a réagi pareillement à l’inscription par l’armée israélienne de six ONG palestiniennes sur la liste des « organisations terroristes ». Mais ce qui a surtout a suscité une réelle colère publique est l’affaire Pegasus, du nom de ce virus créé par la société de cybersurveillance israélienne NSO et utilisé par de nombreux régimes parmi les plus dictatoriaux pour espionner les téléphones de leurs adversaires et de leur population en général. La décision des États-Unis de placer NSO (ainsi qu’une autre société israélienne du même type, nommée Candiru) sur la liste noire des entreprises boycottées par le département américain du commerce, sous le motif de constituer une « menace pour la sécurité des États-Unis », a été perçue en Israël comme une rebuffade de première importance, étant donné la place prépondérante que joue la cybersurveillance, non seulement dans l’économie israélienne, mais aussi dans sa diplomatie.

Or, toutes les tentatives israéliennes de faire reculer Washington ont échoué, y compris après que le ministère de la défense eut annoncé, le 23 novembre, avoir rabaissé la liste des bénéficiaires des services de NSO de 102 à 37 pays seulement, excluant de facto la vente de leurs produits aux États jugés insuffisamment démocratiques. Entre temps, Apple avait attaqué NSO en justice aux États-Unis. Dans leur plainte, les avocats de la société traitent NSO de « pirates informatiques notoires » et de « mercenaires amoraux » ayant conçu et commercialisé « des matériels de cybersurveillance hautement sophistiqués permettant des délits routiniers flagrants »6.

Retenez-moi ou je fais un malheur !

Ah ! ce n’est pas sous Trump que des accusations aussi infamantes auraient été portées sans susciter une réaction outrée de l’administration américaine ! Les choses ont un peu changé aux États-Unis, mais pas en Israël. Si la Maison Blanche cherche désormais à privilégier le plus possible la voie diplomatique vis-à-vis de l’Iran, l’opinion israélienne et ses édiles se sont de plus en plus engoncés dans une vision privilégiant, en toute circonstance, la force à tout autre moyen d’action. Le 11 octobre, l’Israel Democracy Institute publiait un sondage : 51 % des Israéliens jugent qu’une opération militaire devrait être menée contre l’Iran. Seuls 23,5 % privilégient l’option diplomatique.

Ce que montre la crise divisant les États-Unis et Israël en ce moment, c’est combien la ligne Nétanyahou a impacté la pensée politique majoritaire en Israël en douze ans de règne. À force de matraquage idéologique, l’opinion israélienne est encore plus remontée contre l’Iran qu’il y a une décennie. En 2015, des voix, dont certaines renommées, en particulier issues des milieux sécuritaires, s’étaient élevées pour dire que l’accord trouvé avec l’Iran restait plus rassurant qu’une absence d’accord, même s’il n’était pas idéal. Aujourd’hui, ces voix-là existent toujours, mais se font moins entendre (seul Moshé Yaalon, ex-chef d’état-major et ministre de la défense au moment de l’accord de 2015, a récemment dit que le rejet de cet accord avait été « la principale erreur de la décennie précédente ». Qu’ils adhèrent à l’extrême droite coloniale ou qu’ils soient nationalistes, religieux ou centristes laïques, et jusqu’au sein de la gauche sioniste, l’hostilité à toute négociation avec Téhéran est devenue la doxa en Israël.

Mais cette hostilité dispose-t-elle des moyens de sa politique ? Quelle est la crédibilité de ce que le Times of Israel appelle le « retenez-moi (ou je fais un malheur) »7 affiché par Naftali Bennett et son gouvernement ? Si un accord, même intérimaire, était signé entre l’Iran et les grandes puissances, on voit difficilement Israël attaquer ce pays unilatéralement. Et même si la négociation actuelle échouait, les experts israéliens estiment que leur pays aurait besoin de quelques années avant de pouvoir lancer une opération militaire réellement efficace.

Et les obstacles à une telle offensive lourde seraient nombreux. Les spécialistes israéliens pointent l’aptitude accrue des Iraniens dans la défense aérienne, leurs capacités de cyberattaques qui, même si elles ne sont pas à la hauteur des Israéliens, seraient surprenantes (Téhéran l’a récemment fait comprendre à Israël par quelques attaques ciblées). Ils pointent encore une possible contre-offensive à la frontière nord d’Israël d’un Hezbollah dont la capacité à fabriquer des missiles de précision s’est beaucoup améliorée, sans compter la vraisemblable condamnation internationale d’une opération militaire aux conséquences imprévisibles. Bref, une minorité des Israéliens les plus impliqués dans la réflexion stratégique craint qu’en cas d’accord à Vienne, leur pays se retrouve à la fois devant une difficulté militaire plus compliquée qu’auparavant et dans un isolement international plus grand que jamais.

Qui encercle qui ?

Pourquoi, dès lors, la majorité persiste-t-elle dans la voie d’une récusation radicale de tout accord avec l’Iran ? C’est qu’Israël ne peut se résoudre à perdre sa principale arme de dissuasion. Lorsque Bennett proclame, dans le même discours évoqué plus haut, que « les Iraniens encerclent l’État d’Israël avec des missiles tout en restant au chaud, en sécurité, à Téhéran », il s’agit de pure démagogie. De fait, c’est Israël qui, jusqu’ici, attaquait constamment des positions militaires iraniennes en Syrie et même en Iran sans que ce dernier riposte au même niveau, tant s’en faut.

Cependant, en érigeant en principe irréductible la préservation de la domination atomique exclusive d’Israël au Proche-Orient, Bennett pointe un enjeu fondamental. Si l’Iran devient effectivement une « puissance du seuil », même s’il ne fabrique aucune bombe A, Israël aura perdu un avantage stratégique. Car il y est, aujourd’hui, le seul détenteur de cette arme : selon des sources spécialisées qui répètent la même estimation depuis deux décennies, Israël disposerait d’une centaine de têtes nucléaires et de la capacité d’en armer 200. Sa supériorité stratégique face à son environnement reste donc immense. Pour autant, en accédant seulement au statut reconnu de « puissance du seuil », l’Iran modifierait radicalement le rapport des forces régional. C’est à cela qu’Israël ne peut se résoudre.

1Entre 2010 et 2012, un virus informatique nommé Stuxnet, mis au point en commun par les Américains et les Israéliens, était parvenu à endommager de manière substantielle le fonctionnement des centrifugeuses iraniennes.

2David Sanger, Steven Erlanger, Farmaz Fassihi et Lara Jakes, « As hopes for nuclear deal fade, Iran rebuilds and risks grow », The New York Times, 21 novembre 2021.

3Idem.

5Amos Harel, « Israel’s daily warnings on Iran are falling on deaf ears in Washington », Haaretz, 1er novembre 2021.

6Craig Timberg, Reed Albergotti et Drew Harwell, « Apple sues Israeli NSO over its Pegasus spyware », The Washington Post, 23 novembre 2021.

7Joshua A. Davidovich, « Hold me back, bru », The Times of Israel, 26 novembre 2021.

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